« TO CARE/ TO CURE : éthique et esthétique pour une résilience écologique »
Né dans les années 80 avec les travaux de Caroll Gilligan, la théorie du care est une éthique du soin et de l’attention. De nombreuses recherches dans différentes disciplines ont permis d’étendre cette notion de la sphère médicale ou psychologique pour entrer entre-autre dans celle du politique et de de l’environnementale.
Dans le contexte écologique actuel, pointé par les scientifiques depuis les années 70, réchauffement climatique, destruction de la biodiversité, disparition des forêts, pollution des eaux, la recherche en art doit s’attacher à ces questions. L’art offre des prismes différents pour regarder le monde et donc le penser et le changer. L’art est pensée sensible, matérialisation de l’immatériel, espace de tous les possibles. En déconstruisant des évidences, il rend possible la création d’autres modèles, d’autres rapports au monde. Pour cela, l’artiste doit sortir de son propre champ d’action, de son « milieu ». Il doit devenir autre et agir, interroger, rencontrer, croiser les domaines, oser la périphérie et l’inattendu. Pour créer, l’artiste doit se redéfinir en permanence, recréer son être pour faire œuvre.
Dès lors, comment appréhender les questions écologiques à travers l’art et comment l’artiste, à la croisée des vision scientifiques, esthétiques, philosophique et éthique, peut-il être un acteur pour la résilience du « système » monde? Autrement dit, comment l’artiste peut-il œuvrer pour un nouveau paradigme basée sur l’éthique du care ?
Le projet To Care/To Cure propose la création de « jardins pour la vie et la terre» : Les jardins des kami, lieu d’expérimentation écologique et artistique en Normandie qui vise à développer un écosystème global dans lequel l’environnement, l’art, l’humain et le vivant entretiennent des relations réciproques, cohérentes et durables. Il allie une réflexion sur le design écologique et la sauvegarde du patrimoine vivant ainsi que les pratiques artistiques. L’œuvre est autant le projet, son évolution vers un aboutissement, le chemin qui y mène que les formes qui émergent et le transforment.
« Le vivant ne tient pas dans les formes figées. Il emprunte des formes pour les abandonner aussitôt, il se transforme et transforme l’espace. Le jardin écologique ne peut être qu’un jardin de transformation des formes. Un jardin pour qui l’information biologique tient lieu de mise en forme spontanée. Le jardinier-artiste de ce jardin d’un nouveau genre se présente alors comme un interprète des inventions de la nature. Il tente néanmoins de se faire une place dans l’espace du jardin, mais il agit avec une précaution particulière et nouvelle dans l’art du jardinage puisque tous les êtres vivants susceptibles de partager cet espace doivent pouvoir y trouver les conditions de leur vie. » Gilles Clément
Avant toute chose il a fallu choisir un territoire, trouver un lieu où pouvoir expérimenter et proposer. Ce laboratoire doit être à ciel ouvert, immersif en prise avec le vivant et les éléments mais où ? Dans mon expérience de l’in situ, répondre à la question « où » est primordiale. L’accès à l’espace, l’accès à la terre est sans doute l’une des plus grandes difficultés à lever. Les hommes voyagent et parcourent des distances de plus en plus grandes, les objets traversent quatre pays ou plus durant leur processus de fabrication avant d’arriver chez nous, nos aliments les plus simples sont parfois cultivés au bout du monde, alors que nous vivons dans des appartements de plus en plus petits, les espaces verts sont remplacés par des centres commerciaux, et les agriculteurs peinent à s’installer. Accéder à la terre est une étape importante, et difficile, surtout en étant « hors cadre » et avec des moyens financiers limités.
Depuis 2012, avec Raynald Caron nous avons donc œuvré à créer un cadre pour rendre possible la suite du projet. Pour cela, tout en ayant une vision hybride et expérimentale, il était nécessaire d’ancrer le projet dans le réel, de répondre à des questions d’ordre pratique, juridique, financière, sociale et de procéder par étapes. C’est pourquoi nous nous sommes formés et sommes devenus agriculteurs, terme auquel je préfère celui de paysan ou d’artiste-jardinier.
« Le care, au plan environnemental, est aussi une manière d’envisager des pratiques techniques et professionnelles fondées sur l’attention aux situations singulières et aux pratiques spécifiques : un travail. Les itinéraires techniques et l’acquisition des savoirs de l’agro-écologie ou de l’agriculture biologique peuvent être vus en ces termes. L’observation précise et attentive des phénomènes, l’attention portée aux arrangements des cultures dans l’espace et dans le temps, l’aménagement écologique de l’espace (urbanisme, architecture, paysagisme…) relèvent d’une forme de care, suggérant dans le care environnemental une attention différenciée à l’espace proche — le jardin — comme lointain, et comme au macrocosme planétaire. La thématique du care permet un traitement pragmatique et particulariste des questions environnementales, au-delà des grands principes et des incitations moralisantes ou (dé)culpabilisantes. » Sandra Laugier
Le territoire choisi est en Normandie dans le Calvados, précisément à Ouville-la-Bien-Tournée, près de Saint-Pierre-sur-Dives. Là, à mi-distance entre Caen et Lisieux nous installons notre projet sur 3,3 hectares, à la lisière entre la plaine normande au paysage façonné par les producteurs céréaliers et le Pays d’Auge aux vallons bucoliques des éleveurs laitiers et producteurs de cidre. Entre ces deux visions du paysage normand, 3,3 hectares pour expérimenter et imaginer un autre paysage, une autre manière de créer, de cultiver et d’être au monde en symbiose. C’est tout l’objet du projet en recherche et création écologique et artistique To Care/To Cure. Depuis 2016, ce lieu existe et évolue ce sont Les Jardins des Kami.
« Dans l’éco-design, écologie et design se rencontrent : la discipline qui étudie la relation entre l’homme et son milieu côtoie la discipline qui étudie et formalise les objets, les espaces et les comportements. Dans une époque de transition du paradigme moderne au paradigme écologique, ce mot composé se révèle un outil précieux, puisqu’il prône la complémentarité de deux concepts, nature et culture, séparés depuis l’avènement de la modernité.. » Alexandro Vicari
Dans ce projet, les axes de développement sont autant de territoires de réflexion, d’expérimentation et de création :
- le jardin nourricier : designer la survie.
Le jardin nourricier est le premier axe que nous avons abordé en créant un jardin maraicher biologique sur petite surface. En commençant petit, l’objectif est d’avoir à terme un tiers de la surface dédié à la culture maraichère diversifiée. Nous observons, apprenons, soignons, sèmons, cultivons à la main toute une diversité d’espèces délicieuses et surprenantes selon des techniques de l’agriculture biologique loin des standards de l’agriculture industrielle. Aussi, il faut designer ou plus précisément « éco-designer » cet espace, connaître les besoins, les rotations, les spécificités des espèces et des variétés, les caractéristiques du sol pour penser et projeter durablement. Il faut se confronter aux intempéries, là, dehors, chaque jour, le bouleversement climatique est un bouleversement physique, biologique dont on voit les conséquence sur les cultures.
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le jardin sauvage : refuge
Parallèlement, un espace est laissé en friche afin de préserver une niche écologique spontanée où la nature est seule maitresse. C’est le refuges ou se posent les vagabondes, les mal-nommées « mauvaises herbes ». Observer la faune spontanée, reconnaitre les bio-indicatrices et laisser-faire la nature.
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le jardin d’art : open fields
Là où tout est possible. Il est le tout et la partie. Sans définition de départ, il deviendra ce qu’il doit être, prêt à recevoir toute forme, toute transformation, toute pensée, là où les individus se rencontrent pour partager leur connaissance, collaborer, penser, créer.
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la forêt : le temps
Ce défi à long terme, qui doit exister par delà l’éphémère de la volonté humaine et de son dess(e)in. Partir d’un terrain façonné par l’homme pour créer une forêt, la verticalité, les étagements, un biotope singulier à retrouver, multiple refuges pour la faune, c’est le paysage d’ombre aux traversées mystérieuses.
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les lisières : la peau du paysage
Façonner les haies pour leur redonner une présence dans le paysage, une fonction écologique. Cette interface sensible, repli du paysage, peut se faire frontière entre deux cultures, barrière protectrice contre le vent, ou refuge pour toute une faune et une flore discrète. Elle est perméable et mobile dans sa composition. Elle protège et dessine les jardins.
Nous avançons quotidiennement au rythme des saisons, en prise directe avec les dérèglements du climat et ses conséquences sur le vivant. Les mains dans la terre, nous tentons à notre échelle de soigner, créer, transformer, penser, agir.